Au premier étage de l’ambassade, dans une vaste pièce meublée avec goût, donnant sur l’avenue Raymond-Poincaré, huit personnes se livraient à des préparatifs fiévreux en vue de mettre au point la visite officielle à Paris de l’émir de Bahreïn. Du côté bahreïni étaient présents l’ambassadeur et son premier conseiller et, du côté français, le chef du protocole de l’Élysée et le directeur du secteur golfe Persique au ministère des Affaires étrangères. Les assistaient leurs secrétaires respectives.
Grâce au double survitrage était assourdi le vacarme de la circulation automobile en direction du Trocadéro ou de l’avenue Foch. Sur la longue table, les jus de fruits voisinaient avec les soucoupes emplies d’amandes grillées.
Les projets de l’émir étaient ambitieux. Visites du Louvre par la pyramide en verre, de l’Arche de la Défense, de l’Opéra-Bastille, du Centre Georges-Pompidou, du musée d’Orsay et du site à Saint-Denis où serait construit le stade devant accueillir les rencontres les plus prestigieuses de la Coupe du Monde de football 1998. Le souverain espérait bien, d’ailleurs, que l’équipe nationale de Bahreïn se qualifierait pour
l’épreuve finale. Ses hôtes français en étaient moins sûrs.
- L’émir devra s’incliner sur la tombe du Soldat Inconnu à l’Arc de Triomphe, précisa le chef du protocole. Aucun chef d’État ne peut s’y dérober.
- Bien entendu, acquiesça l’ambassadeur, d’autant que notre souverain est un grand admirateur du passé militaire de la France.
- N’oubliez pas qu’il a été saint-cyrien, précisa son premier conseiller.
- Ne pourrait-il prolonger son séjour de deux jours ou, à tout le moins d’une journée ? proposa l’envoyé du ministère des Affaires étrangères. Voyez-vous, je suis rongé par l’inquiétude en ce qui concerne ce programme extrêmement chargé. Il va nous falloir opérer sur les chapeaux de roue...
Intérieurement, il se fustigea. Les chapeaux de roue. Il n’aurait pas dû employer une formule aussi familière et aussi peu diplomatique.
L’ambassadeur secoua la tête.
- A cause du sommet du Caire, il lui sera impossible de prolonger son séjour. Nous devrons intégrer les visites et les cérémonies dans les délais qui nous sont impartis. A Londres, notre ambassade a rencontré un problème identique et l’a résolu sans grosses difficultés.
- Le programme sera éreintant, fit remarquer le chef du protocole qui tendit la main vers l’une des soucoupes.
- L’émir est infatigable, souligna le premier conseiller en esquissant un mince sourire.
- Messieurs, reprit l’ambassadeur, mon seul souci réside dans les problèmes de sécurité. Pour être franc avec vous, je crains un attentat intégriste.
- Demain, rappela le chef du protocole qui s’apprêtait à grignoter son amande grillée, nous avons tous rendez-vous avec le préfet de police et ses adjoints. Nous débattrons de cette question.
Les huit occupants de la pièce eurent soudain l’impression que leurs crânes allaient se fracasser contre le plafond, tant le plancher s’élevait à une vitesse fulgurante. Leurs oreilles n’enregistrèrent même pas le tumulte de l’explosion. Leurs corps étaient déjà désintégrés, en même temps que ceux des employés de l’ambassade et des visiteurs venus chercher un visa ou le renouvellement d’un passeport. Bien que plus faible dans ses conséquences, l’explosion avait ravagé les immeubles avoisinants et cette portion de l’avenue Raymond-Poincaré, dans laquelle les voitures culbutaient les unes contre les autres.
- T’as dérouillé aujourd’hui ? s’enquit Samantha en redressant une mèche rebelle sur sa tempe gauche.
- Un seul micheton, répondit Leslie. Il venait de louer une place à la Fédération française de Football pour le prochain match de l’équipe de France au Parc des Princes et il ressemblait à un môme qui reçoit son premier Noël. Je l’ai épongé dans sa tire. Une pipe vite faite. Y voulait pas de la capote, mais moi je suis pas bonnarde pour cette saloperie de Sida. Si tu te laisses embringuer par le micheton, bonjour les dégâts.
Au 60 bis de l’avenue d’Iéna se logeait l’immeuble de la Fédération française de Football. Les jours de location pour un match de l’équipe de France, les deux filles, qui se livraient à la prostitution sous les noms de guerre de Samantha et de Leslie, s’embusquaient à quelques dizaines de mètres de la queue s’allongeant devant la porte d’entrée, et se concentraient sur les amateurs de football qui ressortaient en serrant sur leur cœur le précieux billet d’accès à l’arène.
L’une et l’autre considéraient cet emplacement comme particulièrement rémunérateur.
- Il t’a emmenée au bois de Boulogne ?
- Non, au parking George-V.
Un grand gaillard aux épaules de déménageur s’avança vers elles et fit mine d’hésiter.
- Laquelle de vous deux j’emmène ? La brune ou la blonde ?
- Pourquoi pas les deux ? lui lança Samantha.
- Eh, faut pas pousser, ça me coûterait un max ! Attendez, si le numéro de mon billet pour le Parc est impair, je prends la brune. Sinon, la blonde.
Il vérifia le numéro sur son billet.
- C’est la brune ! Au fait, j’ai pas de voiture. Où on va ?
- A l’hôtel, rue de Bassano.
L’homme s’éloigna au bras de Samantha.
Leslie resta seule. Elle comptait bien se faire encore six ou sept michetons, comme les autres jours de location. Fallait simplement s’armer de patience. Elle se savait magnifique. Dans le soleil du matin, ses cheveux blonds formaient un halo de lumière. Ses seins, poudrés de blanc, tels des croissants de lune, émergeaient impudiquement de son corsage noir transparent, tellement érotique.
Oui, elle était magnifique, mais les dizaines de kilos de dynamite qui, à cet instant-là, réduisirent en miettes l’ambassade du sultanat d’Oman au 50 de l'avenue d’Iéna, s’en moquaient éperdument. Écrasée sous un bloc de pierre, elle fut aplatie comme une crêpe.
Le lit trembla sous les reins de Samantha, mais elle n’y prêta guère attention. Pendant que son client se dépensait en elle, son cerveau s’activait à découvrir un subterfuge inédit afin de dissimuler à son proxénète une partie des recettes de la journée.
Gail Lindsay poussait la voiture d’enfant en direction de l’avenue Van Dyck et, au-delà, vers l’allée Velasquez à travers le parc Monceau. Intérieurement, elle pestait contre Adrien. Le sale môme ! A peine deux ans et il se comportait en vrai démon. Finalement, elle en avait marre de ce job au pair et de la bourgeoisie parisienne. Comme elle regrettait Londres, son boy-friend Mark et les longues nuits dans les boîtes de Soho.
Oui, c’était décidé, elle allait retourner chez elle. Go back home. Elle en avait assez. To hell with that bloody kid and his feisty and grouchy mother ! Ce serait son dernier voyage au jardin d’enfants du parc Monceau. Au retour, elle annoncerait la nouvelle à Mme Elizabeth-Va-te-faire-foutre Duchemin, la mère d’Adrien. Qu’elle trouve une autre poire pour faire ce sale boulot. Go fuck yourself.
Elle jubila. A moi, Londres ! Dans quelle autre capitale pouvait-on, chaque matin en ouvrant son journal, se délecter des aventures sentimentales des princes et des princesses ?
Elle eut une ultime vision de l’héritier du trône, quand le souffle de l’explosion qui secoua l’ambassade d’Arabie Saoudite, au 5 de l’avenue Hoche, la projetant contre la façade de l’ambassade du Japon où son front s’ouvrit comme une grenade trop mûre, détruisant ses espoirs de revoir Londres.
Maurice Moatti était un homme d’affaires florissant et il estimait que sa dernière idée était géniale.
- C’est ce dont vous avez besoin à Koweït City après la guerre affreuse qui a ravagé votre pays. Je sais que vous réservez vos contrats à vos amis américains qui vous ont tant aidés à chasser les Irakiens. Cependant, ce que je vous propose n’entraîne pas un financement excessif et puis, nous autres Français avons aussi participé à la guerre du Golfe.
- Si peu.
Maurice Moatti ne s’offusqua pas de la remarque quelque peu insultante de son interlocuteur. Au cours de sa longue vie, il en avait avalé des couleuvres et essuyé des rebuffades.
- Vingt-huit millions de dollars, ce n’est pas la mer à boire.
- Nous avons été ruinés par la guerre et, quatre ans après, nous ne nous en remettons pas, éluda le conseiller commercial.
Maurice Moatti feignit de prendre cette réponse comme une plaisanterie, et non comme une fin de non-recevoir.
- Allons, allons, monsieur le conseiller, à d’autres, pas à moi.
Le Koweïti se leva, le visage figé, pour mettre fin à l’entretien.
- Ce sera tout, monsieur Moatti. Merci d’être venu me présenter votre proposition. Au plaisir de vous revoir.
Le Français ne montra pas qu’il était offensé. Sur le trottoir de la rue de Lübeck, il marcha à grandes enjambées vers l’avenue d’Iéna où son fils faisait la queue en vue d’obtenir un billet donnant accès au Parc des Princes pour le prochain match de l’équipe de France de football. Ils s’étaient donné rendez-vous dans un café. Le premier arrivé attend l’autre, avait dit le père.
Il fut projeté sur le trottoir par les deux explosions simultanées, l’une devant lui, au 50 de l’avenue d’Iéna, l’autre derrière lui, au 2 de la rue de Lübeck, siège de l’ambassade du Koweït, qu’il venait de quitter.
Plus tard, revenu de ses émotions dans le café où il avait rendez-vous, il but coup sur coup quatre cognacs, en se félicitant que le conseiller commercial ait refusé sa proposition. Sans cette attitude dédaigneuse, songea-t-il, je serais resté dans l’ambassade à discuter de mon projet et je serais mort sous les décombres !
Chaque fois qu’il passait devant l’ambassade des États-Unis, avenue Gabriel, Louis Bellegarde ne manquait jamais de marquer une pause pour se remémorer cette folle nuit du 19 juin 1953 où la foule s’était massée sur l’esplanade pour supplier que les époux Julius et Ethel Rosenberg ne soient pas exécutés sur la chaise électrique. Accusés d’espionnage au profit de l’Union soviétique, ils clamaient leur innocence. Du monde entier arrivaient des télégrammes à la Maison-Blanche.
Moscou, évidemment, orchestrait le bal. Trop idéaliste à l’époque, Louis Bellegarde n’avait pas compris qu’il était abusé. Depuis, des preuves incontestables de la culpabilité des époux Rosenberg avaient été produites et plus personne ne croyait à leur innocence. De toute façon, cette campagne internationale en leur faveur n’avait été suivie d’aucun résultat puisqu’ils étaient morts à Sing-Sing à la date prévue.
Peu importait désormais. Au cours de cette folle nuit, il avait rencontré Nicole. Tout de suite, le coup de foudre. Depuis, ils s’étaient aimés. A en perdre la raison, comme disait Aragon dans l’un de ses poèmes. Quarante ans d’un bonheur sans failles. Et Nicole l’avait quitté l’année précédente. Une saloperie de cancer.
Depuis, Louis Bellegarde n’avait plus envie de vivre. Ce jour-là, pendant que la foule des touristes japonais le frôlait, sans actionner leurs caméras car flottait devant eux le drapeau de l’ennemi abhorré, il ignorait que le vœu secret qu’il formait dans son cœur depuis que Nicole avait disparu, allait être exaucé.
L’explosion secoua l’ambassade et le Marine qui montait la garde à l’entrée du portail fut projeté dans les airs. Mû par l’implacable discipline qui régnait dans l'U.S. Marine Corps, il n’avait pas lâché son fusil AR-10. Le souffle le culbuta au moment où il vomissait, et il redescendit vers l’esplanade à la vitesse d’un bolide. Louis Bellegarde avait été plaqué au sol. La baïonnette de l’AR-10 s’enfonça sous l’omoplate gauche et lui transperça le cœur. Quelques secondes plus tard, il se retrouva dans l’univers où l’attendait Nicole.
Sarah Mendelzweig riait aux éclats en abordant l’avenue Matignon au bras de son fiancé, David Abramowicz.
- Tu te rends compte, nous sommes vraiment des anticonformistes, puisque nous allons faire notre voyage de noces avant d’être mariés !
Il lui déposa un baiser appuyé sur la joue.
- L’anticonformisme, c’est de vivre à l’envers.
- Si l’on applique ton raisonnement à la lettre, crois-tu que notre bébé naîtra avant que nous l’ayons conçu ?
- Grave question dont je débattrai en Sorbonne à notre retour.
- L’amphithéâtre va mourir de rire.
- Comme toi en ce moment.
Ils dépassèrent le Drugstorien, le Safari-Club et Sarah s’arrêta devant le Berkeley.
- Je mangerais bien une glace.
- Pas question, protesta David. Il y aura probablement la queue. Il y a toujours du monde. Après tout, c’est une destination courue. Et puis, n’oublie pas notre rendez-vous avec Isabelle et Renaud. Tous les deux sont des fanas de l’exactitude. Ils n’accordent qu’un quart d’heure de retard, ensuite ils se tirent.
- L’exactitude est la politesse des princes, marmonna Sarah, déçue. L’ennui c’est que nous ne sommes pas des aristocrates.
- Mais nous avons terriblement envie de rencontrer Isabelle et Renaud. Allez, viens.
Il l’entraîna. Au coin de la rue Rabelais étaient postés des gendarmes mobiles, armés de leurs carabines Ruger calibre 22. Le long du trottoir étaient rangés leurs véhicules. Des barrières métalliques coupaient la chaussée. Tous deux arrivèrent à proximité de l’ambassade d’Israël.
- Je ne vois pas de queue, récrimina Sarah.
- Elle est à l’intérieur.
David se trompait. A l’intérieur, il n’y avait pas de queue non plus. Consciencieusement, ils remplirent les formulaires en vue d’obtenir leurs visas.
L’explosion fut si terrifiante, qu’en un centième de seconde, Sarah pensa que la masse en fusion à l’intérieur de la Terre avait troué l’écorce terrestre. Quant à David, avant de mourir, il regretta de ne pas avoir offert à sa fiancée la glace qu’elle réclamait. S’il avait accédé à sa requête, ni l’un ni l’autre n’auraient été ici en ce moment fatidique.
CHAPITRE II
Depuis les bombardements meurtriers de la Deuxième Guerre mondiale, jamais Paris n’avait connu une telle catastrophe. Six ambassades dynamitées, 237 morts, 851 blessés. Parmi les victimes, des ambassadeurs, des membres du personnel diplomatique, des visiteurs, des passants, des gendarmes mobiles, des policiers en tenue, des voisins. Des hommes, des femmes, des enfants. Des casernes entières de pompiers mobilisées, ainsi que des compagnies de C.R.S. et des escadrons de gendarmerie mobile. Autour des ambassades visées par les attentats terroristes, des immeubles avaient brûlé. Sur la chaussée, des voitures avaient été écrasées par les blocs de pierre qui, après avoir été projetés vers le ciel, étaient redescendus comme des bombes.
Le gouvernement siégeait sans désemparer. Il en était de même à Washington, à Tel-Aviv, à Koweït City, à Manàma, à Mascate et à Riyad. Entre ces capitales régnait une intense activité diplomatique. Les ambassadeurs et les membres des représentations diplomatiques tués ou blessés au cours de la fatale journée avaient été remplacés précipitamment, et avaient installé leurs bureaux dans les meilleurs hôtels parisiens au grand dam de leurs occupants qui s’étaient empressés de déménager devant ces intrus au voisinage périlleux.
Sur l’initiative des États-Unis, le Conseil de Sécurité de l'O.N.U. se réunissait. Les six pays concernés par la destruction de leur ambassade parisienne avaient clamé leur indignation devant l’Assemblée générale, sans se gêner pour accuser ouvertement l’Irak d’être l’instigateur des massacres. L’ambassadeur irakien avait protesté de la bonne foi de son pays. Les autres n’en avaient pas moins réclamé des sanctions exemplaires, identiques à celles qui avaient prévalu lors de la guerre du Golfe, et avaient exigé que la terre où avaient fleuri les Mille et Une Nuits soit mise au ban des nations.
Leur fureur était sustentée par la lettre de revendications adressée dans les six capitales, ainsi qu’aux principaux organes de presse écrite et aux grandes chaînes de télévision. Elle était signée par une mystérieuse organisation, l'Éclair de la Vengeance irakienne, et expliquait sa démarche meurtrière par le désir de venger les centaines de milliers de victimes civiles, écrasées par les bombes américaines et celles de leurs alliés au cours du conflit du Golfe quatre ans plus tôt.
L’ambassadeur irakien auprès de l’O.N.U. jurait que cette organisation n’existait pas et que, derrière cette signature, se dissimulaient les comploteurs qui souhaitaient détruire son pays à tout jamais. Il s’agit d’un subterfuge, tentait-il de convaincre, sans être vraiment écouté et cru.
Sur l’un des murs de son bureau, le Vieux avait fait punaiser une carte de Paris. Un cercle rouge cernait les emplacements des six ambassades. Il arborait sa mine des mauvais jours et son regard dissimulait mal la colère qui l’habitait. Empli du plus grand calme, Francis Coplan fumait tranquillement une Gitane. A sa droite, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. brossait une miette de pain imaginaire sur le revers de son veston. Un tic, chez lui. Amateur de sandwiches jambon-beurre, ses vêtements étaient habituellement constellés de miettes qu’il chassait machinalement à longueur de journée. A la gauche de Coplan se tenait le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, dont le front soucieux traduisait les épreuves terribles qu’il traversait à la suite des six attentats.
Le gouvernement avait transmis ses ordres : la D.G.S.E. devait collaborer avec la D.S.T. et la Brigade Criminelle en vue de démasquer les auteurs de la catastrophe. Le prestige de la France était en jeu. Peu importaient les palabres dans l’immeuble de verre surplombant l’East River à New York, le cœur de l’affaire se situait à Paris. Le coup porté par les dynamiteurs atteignait autant la France que les six pays touchés par les explosions.
- Des professionnels, déclara De Gracia. Un minutage parfait. Les six ambassades ont sauté simultanément. Les explosifs ont été apportés en utilisant des souterrains.
- Une œuvre de longue haleine, se récria le Vieux. Six souterrains ! Il leur a fallu des années pour les creuser sans se faire remarquer.
- Vous avez retrouvé les souterrains ? questionna Coplan en s’adressant à De Gracia.
- Ce n’est qu’une conjecture, répondit le policier, l’air terriblement secoué. Voyons, raisonnons sainement. Nos experts savent que les explosions se sont produites dans le sous-sol. Ils ont réussi à déterminer la puissance des charges. 300 kilos de TNT ont servi à dynamiter chaque ambassade. Compte tenu des mesures de sécurité drastiques en vigueur dans ces ambassades, surtout celles des États-Unis, d’Israël, d’Arabie Saoudite et du Koweït, comment ces explosifs seraient-ils entrés à l’intérieur des locaux diplomatiques ? Donc, nous sommes bien d’accord, ces kilos de TNT ont été introduits par le sous-sol. A l’heure actuelle, nous sommes en période de déblaiement et nous ne sommes même pas sûrs d’avoir retrouvé tous les corps des victimes. Il nous est donc impossible, avant au moins deux semaines, de sonder et de forer pour retrouver trace des souterrains et d’en effectuer la cartographie pour remonter aux sources.
- Les caves des immeubles voisins ? suggéra le Vieux.
- Nos experts ne croient pas à cette hypothèse. En outre l’ambassade des États-Unis, elle, n’était entourée par aucun immeuble. Par ailleurs, nos experts estiment que les explosifs étaient placés à une grande profondeur, ce qui nous ramène aux souterrains.
- Quand, en octobre 1983, des terroristes ont fait sauter l’immeuble du Drakkar à Beyrouth en tuant 58 de nos paras, la charge était identique, 300 kilos de TNT, rappela Coplan.
- Sauf qu’il s’agissait d’une attaque frontale, objecta le Vieux. Un camion bourré d’explosifs, conduit par un commando-suicide. Des kamikazes.
Tourain, qui n’avait rien dit jusque-là, entra dans le débat en s’adressant à son collègue de la Criminelle :
- Quel est le laps de temps nécessaire, selon vos experts, pour creuser un mètre de tunnel en se souvenant qu’il faut, au préalable, percer un puits d’accès au souterrain et tenir compte des problèmes d’aération, de circulation d’air et d’évacuation des déblais ?
- Tout d’abord, comme le montre le plan sur votre mur, les attentats ont été commis dans deux arrondissements. Le 16ème, pour les ambassades de Bahreïn, du Koweït et d’Oman, et le 8ème pour celles des U.S.A., d’Israël et d’Arabie Saoudite.
- Pas étonnant, grommela Tourain, ce sont dans ces arrondissements que se regroupent beaucoup de représentations diplomatiques.
- Il existe peut-être une autre raison, grinça De Gracia. En tout cas, les trois ambassades du 16ème arrondissement ne chevauchent aucune ligne de métro, ni la ligne 9, Mairie de Montreuil-Pont de Sèvres, ni la 6, Étoile-Nation par Denfert-Rochereau. Même observation pour les trois ambassades du 8ème arrondissement et les lignes de métro qui traversent ces quartiers parisiens. C’est pourquoi nos experts ont tablé sur une faible profondeur. Par conséquent, pour répondre à votre question, mon cher collègue, nos experts se fondent sur un travail de six mois pour le puits et un mètre de tunnel.
- Ce projet criminel daterait donc d’au moins deux ans, calcula Coplan. Et personne n’aurait rien remarqué ?
- Peu plausible, acquiesça le Vieux.
De Gracia leva les bras au ciel.
- Nous n’en sommes qu’au début de nos investigations !
- Il aurait fallu parallèlement creuser six puits dans les caves d’un immeuble proche que les terroristes auraient acheté afin de ne pas être dérangés par les importuns, imagina Coplan.
D’un geste de la main. De Gracia l’interrompit.
- J’y ai pensé. Le ministre a mis à ma disposition des équipes des Renseignements généraux et je leur ai assigné, entre autres missions, celle de rechercher chez les notaires de la région parisienne les ventes d’immeubles, au cours des cinq dernières années, dans le pourtour concerné dans les deux arrondissements.
- Excellente initiative, approuva le Vieux. Ce qui me stupéfie, c’est l’importance du personnel qui aurait été nécessaire à la réalisation du projet. Impossible pour les terroristes de faire appel à des entreprises de travaux publics. Il leur fallait utiliser leurs propres hommes.
- Et le matériel, ajouta Tourain qui, soudain, se frappa le front et se leva, en proie à une vive agitation.
Le Vieux fut surpris. En général, le policier de la D.S.T. demeurait d’un calme olympien.
- Quelle mouche vous pique, mon cher ? s’enquit-il.
Tourain brossa une autre miette imaginaire.
- Quand j’étais jeune inspecteur à la D.S.T., lâcha-t-il, j’ai eu l’occasion d’interroger des membres de l'O.A.S. Il y a une trentaine d’années de cela. Ces gens projetaient d’assassiner De Gaulle. Plusieurs de leurs tentatives dans ce but ont échoué. Quoi qu’il en soit, je me souviens qu’ils se réunissaient dans des souterrains parisiens.