Veronika Guelf rassembla les paquets de cigarettes entamés. Ses marques préférées. Quatre, tant elle était éclectique dans ses choix en ce domaine. C’était décidé : elle fumerait les cigarettes qui restaient et ensuite passerait à l’acte final.
Elle fit claquer son briquet Cartier en or massif et aspira goulûment la première bouffée ; fumait-on, là où elle allait ? Douteux. Elle compta les cigarettes. Neuf. Dix minutes chacune pour se consumer, un intervalle de dix minutes, en tout trois heures.
La cigarette coincée entre ses lèvres, elle commença sa mise en scène. Sur le tissu mural du salon, elle épingla les photographies de ses sœurs dans le cinéma, toutes celles qui, comme elle, avait vu leur carrière décliner et s’éteindre après avoir brillé au firmament des stars, toutes celles qui avaient choisi de refermer les volets à la fleur de l’âge en refusant la déchéance due à l’oubli, la honte, le désespoir et la misère. De Martine Carol à Marilyn Monroe, en passant par Lupe Velez, Pier Angeli, Dorothy Dandrige, Jean Seberg, Carole Landis et toutes les autres dont les visages, dans leur splendeur passée, étaient figés sur le papier glacé qu'elle tenait entre ses doigts effilés.
Cette tâche achevée, elle contempla son œuvre. Impressionnant. Ses sœurs l’accompagneraient dans la mort.
Elle alla à la fenêtre et écarta voilages et doubles rideaux. D’épais flocons de neige tombaient sur Neuilly. Quoi de plus poétique que la neige pour recouvrir d’un voile funèbre une mort programmée ? songea-t-elle, ravie.
Puis elle déboucha la bouteille de champagne et emplit une coupe qu’elle vida d’un trait, suivie de deux autres à la file. Elle se sentait bien. Elle s’en fut dans la chambre de Mathilde qu’elle réveilla et lui fit boire, dilué dans le lait, le cocktail Bleu (Mélange de Talwin et de pilules de pyrobenzamine, de couleur bleue, dont les effets hallucinogènes sont proches de ceux de l’héroïne). Après avoir un peu toussé, l’enfant se rendormit. Veronika l’embrassa tendrement. Impossible de la laisser vivante dans son sillage. Elle se souvenait des atroces souffrances de Robert Donat qui avait tourné l'Auberge du Sixième Bonheur pour que son cachet serve à ses enfants alors qu’il se mourait d’un asthme suffocant et qu’il passait d’un plateau à l’autre en crachant ses poumons et en croassant ses répliques. Elle n’oubliait pas non plus la terrible phrase prononcée par Charles Bronson dans Machine-Gun Kelly alors qu’il s’apprêtait à tuer une fillette : « Dans le fond, la vie est tellement dégueulasse que je lui rends service, à cette pauvre môme, en la butant. »
Elle essuya les larmes qui ruisselaient sur ses joues et quitta précipitamment la chambre. Mathilde mourrait d’une overdose. Comme elle-même. Sans souffrir. Du moins, elle l’espérait.
Durant les deux heures qui suivirent, elle fuma et savoura le goût et l’odeur du tabac brun et blond, tout en finissant le champagne. Pendant toute sa vie, elle n’avait aimé que les meilleures choses. Elle pouvait se les payer. Maintenant, cette époque euphorique était terminée. Elle n’avait plus un sou. Ruinée, endettée, à zéro. Même François Brunet, le père de Mathilde, n’avait pu éponger et, dégoûté, était parti. De toute façon, il se moquait bien du sort de sa fille. Un être froid, calculateur et égocentrique.
Elle ouvrit la deuxième bouteille de champagne et en but une coupe avant d’aller se faire couler un bain. Dans sa chambre, elle se sécha en admirant les bouquets de roses rouges qu’elle s’était fait livrer en jurant qu’elle réglerait sa commande le lendemain. Il convenait de partir avec classe.
Quand elle retourna dans la chambre de Mathilde, elle constata que l’enfant était morte et pleura longuement en embrassant tendrement le petit corps inanimé.
Il lui restait trois cigarettes. Il était donc temps de passer à l’acte final. Elle avala la quintuple dose de cocktail Bleu qu’elle fit descendre à l’aide de champagne et s’allongea sur les draps de satin mauve en continuant à boire et à fumer. Bientôt, elle tomba dans l’inconscience. Mais une heure plus tard, elle se réveilla. Dans son estomac la souffrance était atroce et elle éprouvait une irrésistible envie de vomir. Elle roula hors du lit, atterrit sur la moquette, rampa, se releva en titubant, retomba sur le sol et poursuivit ses mouvements de reptation jusqu’à la cuvette des W.C. Elle se hissa et sa tête tomba dans l’eau. Elle était si faible qu’elle ne put se dégager et mourut noyée.
Le lendemain, le fleuriste, excédé de ne pas recevoir de réponse à ses coups de sonnette et rendu furieux par les factures qui s’accumulaient, brisa une vitre, entra et découvrit le double drame.
L’anatomopathologiste qui procéda à l’autopsie des deux corps fut suffoqué quand il coupa en deux le cerveau de Mathilde. Sous le cortex gris, la substance habituellement uniformément blanche présentait des faisceaux striés de couleurs violine, corail, jonquille et pervenche. Du jamais vu. La moitié d’un arc-en-ciel, pensa-t-il, sauf que ces couleurs n’existaient pas dans un arc-en-ciel. Sans oublier les trois cailloux bleutés et collés à l’intérieur de la paroi occipitale. Là encore du jamais vu. Il les pesa. Environ cinq grammes chacun. Il en avait les lèvres toutes sèches.
Il se lava les mains et bondit sur le téléphone.
Avril
Le corps gisait dans le fossé à dix mètres de la Punto disloquée. Les gendarmes le transportèrent dans l’ambulance.
- Si nous rallions Avignon en un temps record, il a des chances de s’en tirer, déclara le médecin.
A l’hôpital, on tenta de déterminer son groupe sanguin afin de pratiquer la transfusion et la stupéfaction fut générale. L’homme dont les papiers d’identité indiquaient qu’il se nommait Vincent Arrabal, né le 10 novembre 1960 à Montargis, appartenait à un groupe sanguin inconnu. On recommença le test en craignant une erreur. Le résultat fut identique. Dans l’intervalle, Vincent Arrabal mourut et une autopsie fut décidée qui n’intervint que le lendemain dans la matinée, après que la gendarmerie eut découvert que les papiers d’identité étaient faux.
L’anatomopathologiste était blanchi sous le harnais. C’était un homme corpulent au visage chiffonné. Sur les tempes, les branches de ses lunettes étaient collées à la peau par des bandes de sparadrap. Son double menton était si proéminent qu’on le comparait à un goitre.
Il sursauta à peine lorsqu’il trouva les cailloux bleutés collés à la paroi occipitale et les faisceaux striés couleurs violine, jonquille, pervenche et corail dans la substance blanche sous le gris du cortex. Il était au courant de la découverte de Neuilly. Il se souvint aussi que le groupe sanguin de la petite Mathilde Guelf, comme celui de Vincent Arrabal, était inconnu.
D’où venaient donc ces gens ?
Disséquant avec minutie, il chercha d’autres anomalies jamais observées dans un corps humain livré au scalpel mais, à sa grande déception, n’en trouva pas. En vingt-cinq ans de carrière, il n'était jamais tombé sur un tel spécimen et c’est d'un œil critique qu’il examina le cadavre. Son œil se porta sur la pochette contenant le sang congelé en provenance du cœur. Un groupe sanguin inconnu ? Vraiment époustouflant ! Et ces cailloux, ces couleurs dans le cerveau. Il avait beau être blasé, il était vraiment excité. Il convenait d’alerter immédiatement Paris.
Septembre
Stéphane Guirand et Francis Coplan entrèrent dans la Bierstube au coin de la Juliusstrasse et de la Leipzigerstrasse à Francfort sur le Main.
Le colonel Ruffenstahl, chef de la prestigieuse GSG-9, l’unité de choc de la police allemande, les attendait en compagnie de trois de ses hommes dans une petite salle, à l’arrière-fond, qu’il avait réservée pour l’occasion. Chaleureusement, il serra la main de Coplan mais s’abstint d’en faire autant avec Guirand. S’il se servait des indicateurs, il les méprisait. C’était un homme grand et solide, aux cheveux blancs coupés en brosse, aux yeux faussement contemplatifs dans lesquels on ne lisait rien. Une bible refermée, disaient ses hommes.
Stéphane Guirand ne fut pas vexé par cet accueil inamical. Depuis longtemps, il était revenu des blessures d’amour-propre. Il prenait un air de chien battu. En réalité, Coplan savait que derrière cette façade trompeuse se cachait un être essentiellement narcissique, cynique et égoïste qui n’avait en tête qu’un impératif : sa survie.
Dans un excellent français, le colonel détailla l’opération qu’il avait mise sur pied en coopération avec la D.G.S.E. française. Puis, en gommant le mépris dans sa voix, il interrogea Guirand afin de s’assurer que l’informateur avait parfaitement compris le rôle qui lui était dévolu afin d’éviter les bavures.
- Ne vous inquiétez pas, colonel, j’ai tout compris, fit le transfuge d’un ton mielleux. Après tout, je suis un intellectuel.
- Lénine assurait qu’avant de construire un État il convenait de fusiller les intellectuels, renvoya sèchement Ruffenstahl. Je ne suis pas loin, bien qu’anti-marxiste convaincu, de partager son opinion.
- Si nous réussissons, intervint placidement Coplan pour détendre l’atmosphère, vous serez débarrassé de cet ultime noyau dur de desperados.
- Je l’escompte bien.
A une heure assez tardive, ils dînèrent d’une choucroute arrosée généreusement de bière. Guirand restait silencieux et baissait modestement les yeux sur son assiette. Ruffenstahl racontait d’amusantes anecdotes en allemand qu’il traduisait ensuite en français bien que Coplan les ait comprises dans leur version originale.
A minuit, Coplan et l’indicateur regagnèrent leur hôtel.
Le lendemain matin ils étaient au rendez-vous à onze heures trente.
La gare avait été miraculeusement épargnée par les batailles et les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale et ressuscitait le style rococo en honneur au milieu du XIXème siècle.
A onze heures cinquante, Guirand entra dans la salle de restaurant où il devait rencontrer Rainer Holmstad et ses deux égéries, Ulrike Sonntag et Birgit Knobel. Les prémices de cette rencontre remontaient à février quand le trio de terroristes de la Rote Armee Fraktion avait répondu favorablement à un appel lancé par le ministre de la Justice proposant un arrêt de la violence en échange de la libération de terroristes de la R.A.F. emprisonnés depuis de longues années. Dans une lettre, le trio acceptait ces termes et annonçait la suspension de ses attentats qui, dans les années écoulées, avaient conduit aux meurtres de nombreux industriels, policiers et hommes politiques.
Néanmoins, pour mener les négociations entre les deux parties, il fallait choisir un intermédiaire. Le trio avait contacté Stéphane Guirand en ignorant que celui-ci était devenu un informateur au service de la D.G.S.E.
Pourquoi ne pas utiliser cet élément favorable en vue de capturer le trio ? avait raisonné la GSG-9. Ainsi, plus besoin de négocier et de libérer des terroristes emprisonnés. Le feu vert avait été donné et le guet-apens était en place.
La gare était cernée de loin par soixante hommes de la GSG-9. Disséminés dans la salle de restaurant, se tenaient Coplan et cinq limiers du colonel Ruffenstahl. Le rendez-vous était fixé à midi un quart mais Guirand était installé en avance afin qu’il ait le choix de la table la plus propice à l’embuscade.
A midi sept, le trio entra à son tour. Les clients étaient déjà nombreux. Tous les trois masquaient leurs yeux derrière des lunettes à verres teintés et portaient des blousons amples sur des pantalons de jean et des baskets. Rainer Holmstad était assez bel homme, tandis que ses deux compagnes étaient plutôt quelconques et paraissaient négligées. La révolution permanente et le nihilisme auxquels elles avaient adhéré ne les avaient jamais incitées à prendre soin de leur personne.
Ils repérèrent Stéphane Guirand et s’assirent à sa table. Coplan devina que le délateur était nerveux sous son apparence faussement détendue et le visage gai qu’il arborait. Tous les quatre commandèrent un Schweizersteak, des frites et de la bière. Discrètement, Coplan consulta sa montre-bracelet. L’intervention policière était prévue à midi quarante-cinq. Une demi-heure de délai destinée à donner confiance au trio.
A l’heure dite, les cinq agents de la GSG-9 se jetèrent sur leur gibier mais, ô surprise, et Coplan en resta bouche bée, ils manquèrent leurs cibles. Suprême bévue, l’un d’eux immobilisa Guirand au lieu de Holmstad qui avait bondi sur ses pieds en même temps qu’Ulrike Sonntag. Tous deux dégainèrent au moment où Ruffenstahl et une dizaine de ses hommes entraient en trombe.
Birgit Knobel était étalée sur le plancher. Ulrike Sonntag et Rainer Holmstad reculaient vers les cuisines en tirant des deux mains avec leurs Heckler & Koch braqués sur ceux qui voulaient les capturer et qui ripostaient précautionneusement en cherchant à ne pas toucher les innocents.
Coplan s’était jeté à terre. Comme il n'était pas sur son territoire, Ruffenstahl lui avait interdit d’intervenir. En tout cas, il pressentait la grosse bavure.
La poitrine criblée de balles, Holmstad boula contre une table autour de laquelle les convives hurlaient de terreur, rebondit et finit par s’écrouler en répandant son sang.
Ulrike Sonntag traversa les cuisines comme un bolide, jaillit sur le quai de la gare. Un train passait, un express qui brûlait cet arrêt, elle lâcha ses armes, courut, agrippa la rampe et se hissa sur le marchepied. Les trois balles que tira un homme de la GSG-9 qui avait bondi sur le quai ne la touchèrent pas.
Dans la salle de restaurant, il y eut une détonation et le projectile fora un gros trou dans le cœur de Birgit Knobel qui ne bougea plus.
Fou furieux, Ruffenstahl invectivait ses hommes. Coplan se releva lentement en piétinant les reliefs de son repas inachevé. La première bavure, c’était déjà Stéphane Guirand dont la fuite avait été programmée afin que son rôle ne soit pas dévoilé et qui gisait sur le ventre, les poignets ramenés dans le dos et menottés. La deuxième bavure était la mort de Birgit Knobel, tuée par une balle policière alors qu’elle était sans défense, allongée sur le sol, à demi groggy par le coup de poing que lui avait assené à la pointe du menton un des agents de la GSG-9.
Complètement dégoûté par le fiasco, Coplan sortit dans l’air pur et, dans sa voiture de location, guetta l’apparition de Ruffenstahl qui vint lui présenter ses excuses.
- Je ne comprends pas, tout était si bien préparé, quelles terribles erreurs, mes hommes ont été en dessous de tout.
- Je ne vous laisse pas Guirand, coupa sèchement Coplan, je le ramène en France, il nous est trop précieux.
- Naturellement, cher ami. Et ces témoins, vous vous rendez compte ? Ils ont assisté à l’exécution de Birgit Knobel par un de mes hommes ! Quel scandale en perspective !
Coplan récupéra son informateur qui était encore tout pâle des émotions qu’il avait éprouvées et ils s’empressèrent de quitter les lieux.
- Tuer Birgit de sang-froid, c’était dégueulasse ! fulminait Guirand sans se rendre compte que sa trahison était responsable de cet épisode tragique. Et quel accroc ! Me menotter ! Bon, c’est vrai, Rainer et moi on se ressemblait. Quand même ! Ces flics fritz, ils pataugent sérieusement dans leur choucroute, vous ne trouvez pas ?
Devant l’émotion soulevée chez les témoins par le meurtre délibéré de Birgit Knobel et qui s’en étaient déjà ouverts aux journalistes qu’ils avaient alertés, l’autopsie des deux victimes fut décidée sans tarder. C’est en découvrant, aplatie dans la boîte crânienne de Rainer Holmstad une des balles qui l’avaient tué, que l’anatomopathologiste eut un haut-le-corps. Des faisceaux striés violine, jonquille, pervenche et corail dans la substance blanche du cerveau, jamais il n’avait vu cela ! Pourtant, il avait derrière lui trente ans de pratique de la médecine légale. Le scalpel lui en tremblait dans les mains. D'abord, il avait cru que les minuscules cailloux qu’il avait posés sur le rebord de la dalle métallique étaient des éclats de balles. A présent, il découvrait qu'il avait commis une erreur. C’étaient de vrais cailloux, de couleur bleu sombre. A ces étrangetés s’ajoutait un fait incroyable : le groupe sanguin inconnu contre lequel avait buté l’hôpital lorsque on lui avait amené le patient qui était dans un état désespéré mais encore vivant.
Encore tout secoué, l’anatomopathologiste poursuivit l’autopsie en consignant scrupuleusement ses observations. Il avait hâte d’achever ce premier travail afin de passer à la seconde autopsie, celle concernant Birgit Knobel, afin de découvrir si son cadavre recelait des anomalies similaires. Ce ne fut pas le cas et il respira un grand coup. Pétri des données scientifiques connues, tributaire de son éducation médicale, il détestait être détourné des sentiers battus et confronté à une hétérodoxie.
Quand il eut terminé sa double tâche, il était passé minuit. Dans une enveloppe, il plaça la balle qui avait tué Birgit Knobel et téléphona à Ruffenstahl qui se rongeait les sangs. Ce dernier dut s’asseoir, tant il était stupéfait, quand il entendit les résultats de la première autopsie, et son émoi fut tel qu’il décida sur-le-champ d’appeler Coplan. La surprise de celui-ci ne fut pas moins grande.
- Il m’est venu aux oreilles que deux cas identiques ont été constatés en France. Néanmoins, je ne me suis pas penché sur la question. Après tout, je ne suis pas un scientifique.
- Étaient-ce des terroristes ?
- Il s’agissait d’une gosse et d’un type doté de faux papiers. Qui peut affirmer que nous n’assistons pas à une évolution du cerveau humain, entraînée par une modification des groupes sanguins ?
- Je refuse les hypothèses du type science-fiction. Bonne nuit, mon cher Coplan, et pardonnez-moi encore les erreurs commises par mes hommes.
CHAPITRE II
Décembre
Comme à l’accoutumée, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. portait un costume fatigué au pantalon avachi. Cadeau de Noël offert par sa nièce, sa cravate neuve resplendissait sur une chemise à quatre sous que piquetaient quelques miettes du sandwich avalé avant le rendez-vous avec le Vieux et Coplan, et qu’il chassa machinalement.
- Deux vieilles connaissances du S.V.R. (Sloujba Vnechnoï Raivedki : organisme qui a succédé au K.G.B), Boris Levsky et Anatol Grichkov, ont été découverts dans un entrepôt désaffecté de Saint-Ouen, tués par balles. Grichkov avait encore son automatique Tokarev serré dans sa main gauche. Il a toujours été gaucher. Deux cartouches manquaient dans le chargeur et l’arme avait été utilisée récemment. Les balles avaient dû toucher car des traces de sang ont été relevées à une dizaine de mètres. Un sang qui n’appartient à aucun groupe connu.
Le Vieux et Coplan s’entre-regardèrent.
- Leurs cadavres ont été autopsiés ? questionna le premier.
- Oui.
- Des anomalies dans le cerveau ?
- Non.
- Leur groupe sanguin, inconnu lui aussi ? interrogea le second.
- Non. A et AB. Rien de plus normal. Je me demande à quelle opération se livraient nos deux lascars, et par quel miracle ces deux forbans, nourris d’une longue expérience des coups fourrés, ont pu se faire descendre dans cet endroit sordide, alors qu’ils étaient deux et que, selon mes fiches, dans des circonstances semblables, ils avaient toujours eu le dessus. En ce qui concerne le groupe sanguin inconnu, nous avons déjà évoqué cette particularité en septembre dernier lorsque, mon cher Coplan, vous avez rencontré cette énigme dans le cas de Rainer Holmstad, le terroriste. Je me suis donc penché sur les deux cas que nous connaissions en France, celui de la petite Mathilde Guelf et celui de Vincent Arrabal à Avignon. Ni l’un ni l’autre n’ayant commis crime ou délit, la police judiciaire ne s’est guère intéressée à eux. Seul le monde médical est troublé.
- Pas seulement en raison du groupe sanguin inconnu mais aussi à cause des colorations étonnantes dans la substance blanche du cerveau de la petite Mathilde Guelf, de Vincent Arrabal et de Rainer Holmstad, remarqua Coplan, et de la découverte de cailloux bleutés.
- Tout à fait juste. Le monde médical international a été alerté et les scientifiques en restent perplexes. Beaucoup sont incrédules. A Paris, un professeur d’anatomie m’a suggéré d’enquêter auprès des géniteurs. Si nous suivons ce conseil, nous rencontrons très vite un écueil. Prenons la petite Mathilde Guelf, par exemple. A l’autopsie, sa mère, Veronika Guelf, n’a pas présenté des anomalies identiques dans son cerveau et son groupe sanguin. Tournons-nous alors vers le père. Il s’agirait d’un certain François Brunet qui aurait eu une liaison avec notre ancienne star de cinéma. Malheureusement, nous ne savons presque rien de lui et il est introuvable.
- Et s’il ne l’était pas, vous vous voyez disséquant son cerveau afin de découvrir si sa substance blanche est colorée de jonquille, de corail, de pervenche et de violine ? persifla le Vieux.
Nullement ébranlé, Tourain haussa les épaules avec indifférence.
- Quant aux géniteurs de Vincent Arrabal, inutile d’en parler, poursuivit-il, puisque nous ignorons qui il était en réalité. Ses empreintes digitales sont inconnues au Sommier. En ce qui concerne Rainer Holmstad, même remarque si je me fie à ce que vous me disiez, mon cher Coplan. Les autorités allemandes n’ont jamais pu déterminer les origines de ce dangereux terroriste.
- C’est vrai.
- Bien évidemment, nous ne sommes pas concernés par l’aspect scientifique, même si des phénomènes identiques n’ont jamais été observés précédemment par le monde médical. Satisfaisons-nous de savoir que des échantillons du sang inconnu aient été envoyés dans les grandes capitales, aux fins d’études. N’oublions pas non plus les petits cailloux dans le cerveau, particularité plus explicable qui pourrait provenir de calcifications et...
- Des cailloux dans le cerveau, ce n'est pas nouveau, intervint Coplan. Chez les Grecs anciens, leur présence constituait le symbole de la folie. Pour escroquer les gogos, les charlatans, au Moyen Age, simulaient l’extirpation d’un caillou de la tête chez les gens possédés du démon. En réalité, ils cachaient un caillou dans la paume de leur main et exécutaient un simple tour de passe-passe pour abuser les dupes. D’ailleurs, Jérôme Bosch, le grand peintre hollandais, a produit une très belle toile sur ce thème au XVème siècle.
- Quelle érudition ! admira le Vieux.
Puis, s’adressant à Tourain :
- Revenons à nos moutons. Quelle mission pouvaient bien accomplir Levsky et Grichkov à Paris ?
- Mon enquête n’est pas terminée. Avant tout, je souhaitais que vous soyez au courant.
Janvier
Le corps du député Robin Ferrière était allongé au pied du luxueux canapé en cuir fauve. Une balle lui avait pulvérisé la pomme d’Adam, une autre avait foré un trou à la racine du nez aquilin. En tombant, le parlementaire avait renversé un verre contenant un mélange whisky-Coca-Cola qui avait inondé le chiraz.
Les enquêteurs de la Brigade Criminelle y allaient sur la pointe des pieds. A cause de la personnalité de la victime, s’ils commettaient une erreur, leur carrière et leur avancement partaient à vau-l’eau. Aussi, leur hiérarchie avait-elle été immédiatement prévenue et les huiles de la Préfecture et du gouvernement s’étaient déplacées. Pour son ultime parade, Robin Ferrière accueillait du beau monde. Naturellement, la presse était tenue à l’écart du défilé. Un secrétaire d’État, connu pour son langage grossier, se gaussait :
- Un crime de gigolo. A force de se faire taper dans la praline, Ferrière s’est fait taper dans la gueule.
Au téléphone, un chef inspecteur divisionnaire donnait l’ordre d’appréhender les prostitués d’origine maghrébine dont les noms et numéros de téléphone avaient été recueillis dans le carnet d’adresses du défunt.
A voix basse, le ministre de l’Intérieur et le préfet de police évoquaient les relations sulfureuses du député avec l’extrême gauche et l’extrême droite, sans oublier ses liens avec le monde arabe, ses attaches avec Damas et Bagdad, avec Alger et Tripoli, avec Téhéran et Khartoum, cette dernière ville étant la capitale mondiale du nouveau terrorisme international, et, enfin, ses violentes diatribes contre la guerre du Golfe et ses prises de position extérieures à la ligne de son parti, ainsi que son manque de discipline qui, sans doute, l’avait privé d’une belle carrière ministérielle.
De la pointe d’un couteau, un inspecteur délogea de derrière un rayon de la bibliothèque une balle déformée enfoncée dans le mur. On ne trouva pas la seconde balle pour la simple raison qu’elle était coincée contre la paroi occipitale.
Le lendemain, en fin d’après-midi, la Brigade Criminelle était sommée de collaborer avec la D.S.T. et la D.G.S.E. en vue d’éclaircir le meurtre du parlementaire.
Entouré dans son bureau par Coplan, Tourain et le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, le Vieux fit le point :
- Résultats de l’autopsie : Robin Ferrière a été tué de deux balles de 9 mm tirées par un automatique Zbrojovka. Les études balistiques prouvent que la même arme a été utilisée pour tuer deux ressortissants russes il y a une semaine dans un entrepôt désaffecté de Saint-Ouen. Par ailleurs, anatomiquement parlant, Robin Ferrière présentait des caractéristiques physiques extraordinaires. Coloration inhabituelle de la substance blanche du cerveau, groupe sanguin inconnu, mais identique à celui du tueur supposé de Saint-Ouen et de trois autres personnes, victimes de morts violentes au cours de l’année écoulée, dont un Allemand.
« Passons aux mobiles du meurtre. Homosexuel notoire, Ferrière aurait pu être assassiné à cause de ses mœurs particulières. A mon avis, cette hypothèse doit être exclue puisque son meurtrier serait aussi celui des deux Russes de Saint-Ouen qui étaient des agents du S.V.R., mais à condition que l’arme de ces crimes n’ait pas été employée par deux tueurs différents utilisant le même pistolet. En résumé, nous avons d’un côté deux agents du S.V.R. et, de l’autre, un parlementaire dont les relations dans le monde politique international sont plus que douteuses. A mon avis, c’est dans cette direction qu’il faut s’orienter, surtout si l’on se souvient que l’Allemand, que j’évoquais à l’instant, était un dangereux terroriste. »
- Tout à fait d’accord, déclara Tourain. Mais d’où sort cette nouvelle race d’individus au cerveau multicolore, aux petits cailloux dans le crâne et au groupe sanguin inconnu mais commun à eux tous ?
Coplan se tourna vers De Gracia :
- D’où sortait Robin Ferrière ?
Le patron de la Crim’ reniflait agréablement. Le bureau du Vieux sentait la cire parfumée au citron.
- De nulle part.
Ses trois interlocuteurs le regardèrent avec étonnement.
- Il est apparu un jour à Nantes. Il était propriétaire d’une agence d’intérim. Très vite, il s’est lancé dans la politique. Conseiller municipal, maire et député. Une bourrasque. Un type doté d’une énergie, d’un allant, d’une force de travail, d’une intelligence hors pair, mais personne ne sait d’où il vient. Les documents relatifs à sa naissance sont faux, ce que nous venons de découvrir. Comme ceux de Vincent Arrabal ou, encore, ceux de votre terroriste allemand, Rainer Holmstad.
- Nous progressons, fit remarquer Coplan. Éliminons Mathilde Guelf. Pour le reste, nous avons affaire à des hommes aux origines inconnues. C’est le premier point. Ils meurent de mort violente, circonstance qui requiert une autopsie. Celle-ci nous permet de déterminer qu’ils présentent des anomalies physiques inconnues jusqu’à présent. Si l’on excepte Holmstad, nous sommes confrontés à trois meurtres, ceux de Levsky, de Grichkov et de Ferrière qui sont liés entre eux par un dénominateur commun, l’arme du crime, le 9 mm Zbrojovka. Au cours des deux premiers meurtres, le tueur semble avoir été blessé et son sang appartient lui aussi à un groupe inconnu. Devant quel mystère sommes-nous, pour le moment seulement, impuissants ?
- Des extraterrestres ? suggéra Tourain sans vraiment y croire, son esprit étant par trop rationnel pour adhérer à cette hypothèse farfelue.
- Je ne crois pas aux extraterrestres, trancha le Vieux. Mathilde Guelf, elle, est bien réelle. Sa date et son lieu de naissances sont connus. Son père serait un certain François Brunet. Essayons de le retrouver.